Privatiser le passeport électronique ?

Texte paru dans 24 heures le 25 novembre 2019

Pouvoir prouver son identité sur Internet de manière sécurisée peut faciliter de nombreuses tâches de la vie quotidienne : ouvrir un compte, changer de caisse maladie ou contacter l’administration. C’est pourquoi une loi votée par le Parlement cet automne veut permettre la délivrance d’une identité électronique officielle, appelée e-ID, aussi crédible qu’un bon vieux passeport.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui garantit que les informations figurant sur un document d’identité sont exactes ? Le fait qu’il a été émis par l’Etat, dans le cadre de procédures définies par la loi, en se fondant sur les bases de données officielles. Il est donc étonnant et problématique que le projet adopté prévoie de confier au secteur privé la délivrance de la future e-ID. Les entreprises désireuses d’entrer sur ce marché devront certes obtenir une reconnaissance préalable de la Confédération, qui vérifiera les données des demandeurs et attestera leur authenticité. Mais au quotidien, l’identité électronique suisse sera mise en œuvre par des banques, des assurances, ou d’autres entités commerciales ! Et il y a fort à parier que ce service sera libellé gratuit – mais que nous le paierons en fait par de la publicité ciblée, ou en nous retrouvant de facto captifs d’un système favorisant ses propres prestations. Sous couvert de numérisation, on nous propose donc un vrai changement de modèle, où des privés effectuent ce qui était jusque-là une prestation publique par excellence.

L’état d’esprit que traduit ce projet est inquiétant. Il considère l’Etat comme par définition incapable de déployer des solutions technologiques fiables et pratiques. Quel défaitisme, à l’heure où la Suisse devrait au contraire renforcer ses investissements publics dans la recherche et l’innovation face à la transition numérique !

Cette approche n’est pas seulement regrettable. Elle est aussi anachronique. Le temps de la confiance aveugle dans la capacité d’entreprises privées d’offrir des services devenus vitaux est révolu. Dans l’espace virtuel aussi, nous avons besoin d’égalité des chances, de règles communes et d’autorités pour les appliquer… 

La loi ouvre ainsi la voie à la constitution de consortiums privés qui se retrouveront, à quelques-uns, à dominer le marché – c’est-à-dire précisément la situation que tous déplorent désormais au sujet des géants de l’Internet. Et rien n’exclut que l’une ou l’autre des multinationales du numérique, californienne ou chinoise, ne devienne aussi fournisseur d’identité électroniques officielles suisses. 

Voulons-nous une numérisation utile à tous, ou voulons-nous qu’elle soit le prétexte à la privatisation de tâches publiques ? La récolte de signatures pour le référendum contre cette loi court jusqu’à tout début janvier. Les documents se trouvent facilement un peu partout (sur Internet), il vaut la peine de les signer (sur papier). Ne serait-ce que pour permettre ce débat fondamental.