Face aux empires numériques, la fin de la naïveté
Texte paru le 10 janvier 2021 dans Le Matin dimanche
Souvenons-nous : il y a quelques années encore, il semblait naturel d’accueillir à bras ouverts et même avec gratitude toutes les nouveautés que les technologies numériques rendaient possible, et que des entreprises bien souvent américaines mettaient en œuvre. Les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et tous les nouveaux services en ligne ne pouvaient, semblait-il, contribuer qu’à l’avancement de l’humanité.
Rendre le monde meilleur, rapprocher les gens, faciliter la vie, tels étaient les objectifs qu’affichaient – et qu’affichent toujours – les grandes firmes de Californie et d’ailleurs. Critiquer, ou même interroger leurs intentions et leurs effets, c’était gâcher la fête du progrès.
La réalité était en fait moins gaie. Ceux qui allaient devenir les géants du numérique d’aujourd’hui avaient dès le départ un agenda idéologique, selon lequel l’innovation ne peut se déployer que dans un monde aussi dérégulé que possible. Les droits sociaux, les règles économiques et la fiscalité ne sont que des entraves à la croissance. Et la tâche principale de l’Etat doit être de faire respecter la propriété, en particulier intellectuelle. Ce que des chercheurs ont baptisé le consensus de la Silicon Valley est le logiciel politique commun des GAFAM.
Fort heureusement, les masques tombent peu à peu. La loi des géants du numérique est celle du plus fort, et nous ne profitons de leurs innovations – dont les mérites sont incontestables– qu’en leur permettant de s’approprier des rentes titanesques à travers la privatisation de nos données, la destruction des protections sociales, ou la vente de services sur des marchés souvent quasi-monopolistiques.
Il y a des vérités qui apparaissent : certaines multinationales du numérique ont acquis une position dominante dangereuse. Qui a permis trop longtemps de se moquer des Etats et des règles, parfois en en faisant le cœur du modèle d’affaires. Et qui met, dans les faits, fin à l’innovation sur certains marchés, où un concurrent sera soit empêché d’émerger, soit avalé rapidement avant qu’il ne soit trop menaçant, comme Facebook avec Instagram.
Il y a des évidences qui s’imposent : le fait qu’un nouveau produit s’appuie sur une technologie numérique ne lui permet pas de se placer au-dessus des lois. La soumission d’Uber à la législation sur le travail est à ce titre un processus exemplaire dans lequel la justice suisse joue un rôle de pionnier. Ailleurs, on régule Airbnb pour en éviter les effets délétères sur le logement. Partout, on veut faire enfin payer aux acteurs numérique leur juste part d’impôt.
Et il y a des illusions qui s’effondrent, comme l’idée que le traitement algorithmique d’une quantité toujours plus élevée de données débouchera forcément sur les meilleures décisions possibles, dans l’intérêt général. Or l’objectif suprême de l’algorithme, c’est son maître qui le définit en tout opacité. Plus encore que sauver le monde, Google veut servir Google (et ses actionnaires).
La fin de la naïveté ouvre l’ère de la soumission de la sphère numérique à la souveraineté démocratique. Dans ce contexte d’ailleurs, la loi sur le passeport numérique (e-ID), en votation en mars, apparaît aujourd’hui d’un autre âge : en voulant privatiser et ouvrir aux acteurs privés du numérique la tâche de délivrer un document d’identité suisse, elle relève de la béatitude coupable qui a dominé le rapport aux entreprises numériques et affaibli nos Etats, et dont nous devons justement sortir.