Le juste prix d’une agriculture durable
Texte paru dans Le Matin dimanche du 5 septembre 2021
Les paysans ont bonne presse. Et c’est tant mieux. Mais quand l’agriculture est au cœur du débat, ce n’est pas toujours simple. Certes, le soutien exprimé à ceux qui travaillent avec la terre et les animaux est pratiquement incontesté. Que ce soit au nom de la proximité, de la souveraineté ou de l’écologie, l’agriculture suisse fait l’unanimité, ou presque, au-delà des clivages. Il n’en a pas toujours été ainsi !
Et pourtant, au cours des derniers mois, le débat public s’est brusquement tendu. Déjà profondément divisé sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, le monde agricole a fait bloc contre deux initiatives qui voulaient le mettre sur la voie d’une production plus respectueuse de l’environnement. Après s’être gagné tant de nouvelles sympathies bien au-delà des zones rurales, la majorité des paysans semblait donc se replacer d’un coup dans le camp d’un conservatisme brutal et borné.
Pourtant, à y regarder de plus près, ces tensions étaient programmées. Depuis maintenant une vingtaine d’années, les paysans de Suisse sont pris en étau. Ils subissent, d’un côté, des prix systématiquement trop bas et en fluctuation constante. Divisés face à l’oligopole puissant de la grande distribution, ils vivent une insécurité qui rend difficiles les investissements, quand elle ne menace pas simplement leur subsistance. D’autre part, ils dépendent dans les faits de paiements directs – donc de subventions publiques – qui les livrent parfois à de faciles vindictes. Et ce, alors que, comme tout le monde, ils préféreraient vivre dignement des fruits de leur travail.
Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que l’ouverture des frontières à un pays d’Asie du sud-est soit envisagé avant tout sous l’angle de son effet sur le prix des huiles indigènes. Ni à ce que le durcissement des normes environnementales effraie, si le renchérissement de la production qu’elles impliquent ne peut pas être répercuté sur les acheteurs en gros.
Faute de résoudre sérieusement la question fondamentale de la rémunération des paysans, le maintien d’une agriculture de proximité et la survie de fermes familiale resteront à l’état de déclaration d’intention. De même que l’engagement d’une transition large vers la production biologique.
Car les mécanismes de marché qui sont à l’œuvre aujourd’hui montrent clairement leurs effets, par exemple dans la production de lait : le nombre de fermes diminue drastiquement, passant de 50 000 il y a trente ans à seulement 18 000 aujourd’hui. Chaque année, il se réduit encore d’un demi-millier. En contrepartie, la taille des exploitations ne cesse d’augmenter et leur fonctionnement s’industrialise – une évolution que personne ne semble souhaiter, mais qui s’installe. Si, heureusement, de nombreux paysans choisissent d’autres modèles, avec plus de valeur ajoutée, et parviennent à les faire fonctionner, la tendance de fond est claire. Et malheureusement, la détresse qu’elle provoque dans de nombreuses familles paysannes s’expose dans nos médias.
La préservation d’un tissu agricole à taille humaine, respectueux des paysages, des sols et des animaux, a un prix : celui qu’on paie aux producteurs. Des expériences concrètes démontrent que des produits un peu plus chers mais garantissant une rémunération juste peuvent être largement acceptés. Ainsi, après le lancement en 2019 du premier lait équitable dans la grande distribution, il s’en est vendu 1 million de briques durant l’année 2020. Ce n’est encore qu’une goutte dans l’océan laitier suisse. Mais ce million de litres achetés au juste prix, un franc, aux paysans, sont autant d’appels à relancer une régulation des prix à laquelle seule l’idéologie de marché nous a fait renoncer. La préservation d’une agriculture familiale en Suisse l’exige.