Sur le Léman, patrimoine d’hier et de demain

Tribune parue dans Le Matin Dimanche du 30 avril 2023

Il y a 200 ans s’élançait sur le Léman le premier bateau à vapeur de Suisse. Le « Guillaume-Tell » ouvrait un chapitre important de l’histoire économique de notre pays. L’essor de la navigation a contribué à faire émerger une industrie de haut niveau. L’un de ses fleurons, Sulzer frères, a d’ailleurs été fondé tout juste 9 ans plus tard. Cette entreprise construira bon nombre de bateaux et notamment tous ceux de la Belle Epoque qui circulent encore sur le Léman.

Le XIXe siècle est une période de développement rapide sur les lacs du pays. Il faut dire que le bateau, alors, raccourcit les durées de transport! Il permet de se rendre de Genève à Lausanne en 4 heures, là où le trajet prend une journée par la route. Dès la fin des années 1850, la rude concurrence du chemin de fer entame toutefois progressivement les perspectives utilitaires du transport lacustre. Faillites et consolidations en série aboutissent, en 1873, à la fusion des trois plus importantes sociétés pour fonder la Compagnie générale de navigation sur le Léman.

Au transport des personnes succède un usage d’agrément prépondérant. La naissance du tourisme international, l’attrait des Alpes et du Léman se conjuguent à l’essor et l’enthousiame du tournant du siècle et de la Belle Epoque. C’est durant les trente premières années du siècle, et malgré la parenthèse de la guerre, que sont construits les bateaux historiques encore en service aujourd’hui. 

Cette année, au moment d’atteindre un siècle et demi d’existence, la CGN dispose de sept bateaux historiques en exploitation. Un huitième attend encore un projet de restauration en cours d’étude. Si la conservation et l’entretien de cette flotte fait aujourd’hui largement consensus, tel n’a pas toujours été le cas. Plusieurs bâtiments ont été ferraillés, d’autres ont été démontés, notamment durant les périodes de disette, quand la valeur des métaux qu’ils contenaient paraissait dépasser largement leur intérêt esthétique… Dans les années 1990, un député vaudois dont, par clémence, nous tairons l’identité affirmait au Grand Conseil que conserver deux ou trois bateaux suffirait. Et le député d’enfoncer le clou: « le sauvetage de toute la flotte serait exagéré ! ».

La mode était alors à un progressisme brutal qui voyait dans le patrimoine plus un obstacle qu’un trésor. Par chance, la flotte Belle Epoque n’en a pas fait les frais. L’action conjointe de l’entreprise, des pouvoirs publics et surtout d’un cercle de passionnés et donateurs créé au début de ce siècle ont permis de résister à cet esprit de l’époque un peu féroce avec les vieilleries. Jusqu’à ce que… l’esprit de l’époque change.

La roue (à aubes) de l’histoire a tourné. La préservation du patrimoine flottant est largement soutenue. Simultanément, le Léman revient en grâce comme infrastructure de transport : le dynamisme économique exceptionnel de la rive suisse du Léman dépend aussi des travailleurs domiciliés sur ses côtes françaises, générant des flux pendulaires importants. Et, dans ce sens transversal, la navigation lacustre retrouve son avantage compétitif perdu, en l’occurrence face à la voiture.