Risque de la critique, critique du risque

Discours prononcé au vernissage de l’édition 2022 du festival Les Urbaines, le 2 décembre 2022

Je vous souhaite la bienvenue à ce vernissage des Urbaines. 

Et parce qu’il faut bien commencer, je commencerai par les remerciements. A toute l’équipe du festival, de notre direction à l’ensemble de celles et ceux qui s’assurent, sans compter leur temps, du bon déroulement de ces trois jours toujours intenses. A nos sponsors, donateurs, mécènes, amphitryons et soutiens qui nous permettent, année après année, de reproduire l’irreproductible. A l’ensemble des artistes et à tout notre public.

Les Urbaines, festival de l’indéfinissable émergence artistique, festival d’une mission jouissivement paradoxale, festival de la capture de l’insaisissable dans les cycles de la création. L’émergence… Avant l’émergence, il n’y a que l’inaperçu – comment savoir où chercher ? Comment se préparer à recevoir ce qui n’est pas encore advenu ? A quel endroit, dans la glace de décembre, percer un trou pour apercevoir la nouveauté et la vie qui se cachent en-dessous ?

Et ce qui a émergé, ensuite, n’est plus en émergence. Alors, on a mangé son pain blanc, il faut commencer la tâche difficile, pour une création artistique comme pour nous tous, d’être. D’exister, de s’exposer au vent parfois sec, parfois froid, parfois plein de jugements comme autant de feuilles mortes, du regard des autres.

Saisir l’émergence, faire acte d’émergence : ces deux gestes ne garantissent par définition aucun succès. Ce n’est pas une loterie, non… Mais le risque que la rencontre n’ait pas lieu, que la surface ne se perce pas, ce risque est consubstantiel à l’exercice. Nager vers la surface sans savoir si on va l’atteindre, sans savoir si elle nous offrira une respiration bienvenue ou une asphyxie oppressante.

La prise de risque : une formule courante dans le discours sur l’art. Mais qu’est-ce exactement que cette prise de risque que nous évoquons quand nous parlons de création ? Comme tout ce qui recèle une part de vérité, l’expression est sans cesse menacée de devenir un lieu commun. Il vaut la peine de s’interroger une minute.

Car enfin nous pourrions être enclins, d’abord, à la méfiance. Prendre des risques : la maxime figure en aussi bonne place dans les manuels à l’usage des start-upeurs et des managers qui en veulent que dans les programmes culturels. Prendre des risques, oser échouer, échouer dans la joie et le bonheur – vous connaissez ce sabir hélas omniprésent, qui n’est malheureusement qu’un avatar en forme d’oxymore de l’appel permanent à réussir, à gagner et à faire mieux. Atteindre le haut de l’échelle hiérarchique ou symbolique, devenir l’entrepreneur de sa vie, l’artisan de sa réussite, et je ne sais quoi encore. On ne peut même plus se rater, manquer le coche, foirer un projet en paix : l’individu moderne, qui prend des risques, doit réussir même ses échecs.

Et les sonorités familières, qui rappellent le monde de la culture et de l’art, sont plus nombreuses. Dans la glose néo-managériale, dans le discours normatif de la compétition de tous contre tous, il ne faut pas seulement tout risquer et tout réussir mieux que les autres. Il faut aussi le faire de manière créative. Originale. En exprimant sa personnalité propre, en affirmant son irréductible différence, son esprit critique. Ca vous rappelle quelque chose ?

En somme, l’individu moderne est sommé de se conformer de la manière la plus spontanée possible à des schémas parfaitement rigides. Etre soi-même non pas parce que c’est intéressant, mais parce que c’est devenu incontournable. Vous devez prendre des risques, parce que vous arriverez ainsi plus vite au succès et à la réussite ! C’est le fameux double bind, l’injonction paradoxale théorisée par Gregory Bateson. C’est l’instruction qui rend fou : « sois spontané ». L’ordre néolibéral quant à lui crie par ses hauts-parleurs symboliques « prenez des risques » ! Et ce faisant, il solidifie, derrière une façade sympathique et ouverte en apparence à l’altérité et à l’originalité, les hiérarchies les plus brutales. Car enfin, dans cette société qui invite à oser, si vous n’êtes pas là où vous souhaitez être, c’est simplement que vous, comme individu, n’avez pas osé comme il fallait, vous n’avez pas pris votre risque ! 

La brutalité individualisante de l’injonction paradoxale à la prise de risque apparaît dans toute sa splendeur. Une piste d’explication : Luc Boltanski et Eve Chiapello décrivaient il y a 25 ans dans leur ouvrage intitulé « Le nouvel esprit du capitalisme » comment la société productiviste avait récupéré ce qu’ils appellent la « critique artiste » apparue dans toute sa force au cours des années 1970. Là où la critique classique du capitalisme était sociale, la nouvelle critique était artiste dans le sens où elle s’attaquait avant tout à l’impossibilité d’exprimer son individualité à la fois dans les structures de travail rigidifiées et dans la vie privée et sociale. Bien loin de miser sur la répression, l’ordre dominant s’est modifié :  dorénavant, ça allait être dans le travail, dans la participation à la production, dans la construction d’une carrière que la créativité allait pouvoir s’exprimer à plein et que chacune et chacun réaliserait sa personnalité. Ce qui allait de pair, dans une logique de prise de risque, avec l’acceptation de l’instabilité de toutes choses, la ringardisation de toute forme de sécurité et de stabilité, la valorisation de la mise en compétition des projets et des gens comme le meilleur mode d’organisation. 

Face à cette définition de la prise de risque, il nous faut un modèle de résistance. Il nous faut une conception positive et humaine du risque. Ici, dans un festival comme les Urbaines, le risque – celui d’un échec, celui d’une d’une mésentente, d’un désalignement entre une production et son public – le risque doit se concevoir comme lien humain, comme un dispositif coopératif et non concurrentiel. Le risque n’est pas une étape de carrière, il est un geste vers l’autre. Nous pourrions nous donner comme programme d’instituer le risque comme une relation. Une relation entre quelqu’un qui s’expose, par la création, bien davantage et bien plus profondément que de coutume, au regard des autres, qui se place donc en situation de vulnérabilité augmentée, qui s’expose au danger le plus lourd de conséquence : le danger de la non-rencontre, pour reprendre une expression d’Emmanuel Lévinas. 

Les artistes programmés dans le festival ne prennent pas un risque entrepreneurial. Ils ne jouent pas à quitte ou double sur le marché international de la création en espérant s’enrichir avec leur prochain NFT. Pour ce genre de spéculateurs, les Urbaines ne sont pas la bonne blockchain. Non, ils se lancent, pour nous et à notre intention, dans une expédition risquée, à la recherche d’une relation. Et nous, public, ne venons pas admirer des performances spectaculaires pour les mesures et les comparer, pour nous gausser de ceux qui n’arrivent pas à réussir brillamment et de ceux qui n’arrivent pas à échouer correctement, nous ne sommes pas sur LinkedIn en train de comparer des posts et des profils. Nous venons nous laisser prendre, nous laisser avoir et parfois nous laisser décevoir.

En somme, Mesdames et Messieurs, nous voulons faire vivre aux Urbaines la prise de risque pour autrui, et pas la prise de risque pour soi. La prise de risque comme une main tendue, et non comme un show unidirectionnel ou autoréférentiel. La prise de risque comme reconnaissance de la fragilité intrinsèque de toute tentative artistique, plutôt que comme marchepied vers la réussite. Pour citer Lévinas encore : « Que dit le visage quand je l’aborde ? Ce visage exposé à mon regard est désarmé. » Voilà qui pourrait servir de slogan pour la prise de risque façon Urbaines. D’abord le désarmement, d’abord l’exposition, d’abord l’espoir d’une relation et toujours le risque de son échec. Prenons-le comme viatique lors de nos déambulations du week-end. 

Et passons ensemble un excellent festival.