Vidéosurveillance : nos visages valent bien un débat

Paru dans Le Matin dimanche du 26 février 2023

Vous êtes passé chez le fleuriste acheter des roses. Sur le chemin vers le quai d’où part votre train, un écran de publicité affiche opportunément: et si vous preniez aussi du champagne dans cette jolie boutique de la gare ? La veille, le même emplacement affichait une promotion sur les couche-culottes – normal, vous poussiez un landau avec votre bébé dedans.

Voilà ce que permet de faire un dispositif comme celui que veulent installer les CFF dans leurs gares. Quel but l’entreprise de transport poursuit-elle ? D’abord, celui d’améliorer la gestion des flux de passagers dans ses espaces. Mais elle vise aussi, de son propre aveu, à mieux suivre les déplacements et les actions des gens pour le compte des « locataires » des gares – comprendre, des commerces qui y sont installés. Les CFF sont en effet poussés par le Conseil fédéral à extraire une rentabilité maximale de leurs activités annexes, et notamment de l’immobilier. L’ancienne régie s’emploie donc à transformer ses gares en supermarchés, qui profitent d’horaire très étendus et d’un flux garanti de passagers. Dorénavant, elle veut aussi y tracer les déplacements.

Cet objectif est déjà hautement discutable. Car une gare est aussi un lieu public. Le Tribunal fédéral l’avait reconnu en garantissant le droit d’y récolter des signatures ou d’y distribuer des tracts politiques. Une gare n’est pas un centre commercial où passent des trains.

Mais le vrai problème est ailleurs : selon leur projet, les CFF déploieraient un vaste réseau de caméras, en partie non visibles, reliées à un logiciel de reconnaissance biométrique. Les images seraient analysées en temps réel pour suivre chaque personne, chaque groupe dans son passage en gare. La machine reconnaîtrait la taille, le sexe et l’âge des individus, entre autres. Elle attribuera ensuite un numéro unique à chacun pour tracer ses faits et gestes.

Bien sûr, dans un premier temps, le système sera bridé. Pas de connexion avec d’autres bases de données, pas de recherche du nom ou de l’identité, pas d’archivage. Mais une fois le dispositif en place, ne nous leurrons pas : la possibilité d’étendre son usage et de l’employer pour d’autres formes de surveillance aiguisera les appétits, y compris ceux d’autre acteurs. 

Les dérives des multinationales de l’Internet et les folies sécuritaires de quelques Etats ont montré quels abus permet l’exploitation des traces que nous laissons sur Internet. Il ne faut donc pas créer de nouvelles occasions de pistage. Il ne faut pas prélever de données personnelles détaillées si ce n’est pas nécessaire. Et il ne faut pas déployer à la va-vite les technologies invasives qui le permettent. La légalité même de la vidéo-surveillance avec reconnaissance biométrique ou faciale est d’ailleurs contestée. La professeure de droit Monika Simmler estime qu’elle est de fait interdite en Suisse ! Certaines polices, elles, l’utilisent déjà… L’urgence est donc de définir des règles et d’éviter la politique du fait accompli.

Dans plusieurs votations, les Suisses ont montré qu’ils se souciaient de la gestion de leurs données personnelles, comme avec le refus d’une identité électronique privée. Au-delà du cas des CFF, la reconnaissance biométrique automatisée mérite donc un débat et des décisions démocratiques.