Vers une Suisse meilleure

Discours de la Fête nationale 2023 à Duillier, tenu en tant que président de la CGN
Monsieur le syndic, Monsieur le président du conseil communal, Mesdames et Messieurs les membres de la Municipalité, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil communal, chères Duillèranes et chers Duillèrans, Mesdames et Messieurs,
C’est un immense plaisir que de m’exprimer ici, à Duillier, à l’occasion de notre fête nationale, en une année 2023 d’une très haute importance symbolique pour la Compagnie générale de navigation sur le Léman, la CGN que j’ai l’honneur de présider.
Vous avez en effet sans doute entendu, ou lu, que cette année est marquée du 175e anniversaire de la Constitution de 1848, centrale pour l’histoire de la Suisse mais aussi de la démocratie en Europe. J’y reviendrai. Mais j’aimerais attirer d’abord votre attention sur deux autres anniversaires, un peu moins institutionnel, mais qui n’en méritent pas moins d’être célébrés.
Il y a exactement deux siècles s’élançait en effet sur le Léman le tout premier bateau à vapeur qui n’ait jamais navigué sur un lac suisse. C’est alors un acte pionnier, qui va engendrer deux petites révolutions dont l’ampleur est d’abord sous-estimée. D’abord, le bateau à vapeur est alors nettement plus rapide que tout autre moyen de transport : il ne lui faut que quatre heures pour relier Genève à Lausanne, là où à cette époque la diligence a encore besoin d’une journée. Ensuite, ce nouveau débouché de la technologie de la vapeur contribuera de manière décisive à son implantation en Suisse, et donc à la naissance, au cours du XIXe siècle, d’une industrie des machines qui est devenu et resté un secteur d’excellence helvétique et un pilier de nos exportations. Vous le voyez : le démarrage de la navigation à vapeur allait se révéler un moment charnière pour la Suisse moderne. C’est sans doute parce qu’ils le pressentaient, ou parce qu’ils le souhaitaient, que ses armateurs ont appelé ce bateau le « Guillaume-Tell ».
Il ne faut cependant pas s’imaginer le siècle en question comme un long fleuve tranquille, en particulier sur le lac. Les nouvelles machines, puis les premières coques en métal – le « Guillaume-Tell » était encore à coque en bois – suscitent un intérêt fantastique. Les inventeurs rivalisent d’inventivité, les investisseurs sont nombreux à les soutenir. Cependant, la machine à vapeur trouve un terrain encore plus propice : le chemin de fer, dont la rude concurrence fait rapidement pâlir l’étoile de la navigation. Les voyageurs se raréfient, la rentabilité s’étiole… cinquante ans après la glorieuse course inaugurale, les principales compagnies du Léman se voient obligés de fusionner. Elles forment la Compagnie générale de navigation sur le Léman. Et au passage, les cantons mettent un peu d’ordre dans la gabegie lacustre : sur le modèle de ce qui est en train de s’imposer pour le rail, ils développement un système de concessions, et la CGN obtient ainsi, de fait, un monopole sur le service public que devient la navigation.
Je l’ai dit : pour ce qui est du déplacement efficace et rapide de personnes et de marchandises, l’âge d’or aura peu duré, le rail a facilement gagné la partie. Mais dès la fin du XIXe siècle, et avec une apogée au début du XXe, c’est un autre usage du Léman qui va peu à peu s’imposer : celui du tourisme moderne, de la contemplation des Alpes, des terrasses de Lavaux, et évidemment, last but not least pour ainsi dire, des paysages viticoles et agrestes de La Côte avec ses très jolis villages et leurs magnifiques châteaux. C’est de cette époque, de la Belle Epoque, que datent les bateaux historiques de la CGN, aujourd’hui encore au nombre de huit dont sept sont en état de naviguer. Lors de leur construction, ils expriment le summum de ce que les grandes entreprises suisses de l’acier et de la vapeur ont su faire, avant que le déclin inexorable de cette technologie ne s’engage pour de bon – mais, heureusement, pas celui de l’industrie suisse des machines, qui a su s’adapter.
Vous savez que l’une des missions centrales de la CGN est la préservation de ces bâtiments d’une valeur inestimable, ainsi que leur maintien en navigation, en vie pour ainsi dire. Ceci pour que perdurent, non seulement, les éléments matériels, mais aussi la pratique immatérielle, le petit tour en bateau du dimanche, la croisière dans le Haut-Lac, la traversée pour Yvoire, que j’espère que vous êtes nombreuses et nombreux à pratiquer. Les bateaux de la CGN sont classés monuments d’importance nationale, ce qui signifie, aux dires de la loi, que l’Etat fédéral devrait, en cas de conflit ou de crise, prendre immédiatement des mesures pour éviter toute atteinte à leur intégrité. Nous ne sommes pas informés du contenu des plans d’urgence de l’armée pour ce cas de figure, sans doute parce qu’ils sont conservés dans le plus grand secret, mais blague à part, il faut voir dans cette distinction une reconnaissance de l’importance extraordinaire de ces bateaux pour certains plus que séculaires. Il faut y voir aussi le signe que la conservation du patrimoine est presque toujours une tâche collective, que nous assumons ensemble, en l’occurrence aussi en tant que contribuables qui participent à travers les fonds publics aux restaurations des bateaux historiques.
C’est cela, somme toute, le patrimoine. Ce sont les choses que l’on conserve, que l’on soigne, que l’on protège autant que possible contre les outrages du temps. Mais ce sont aussi les choses que l’on fait et que l’on vit dans la conscience de s’inscrire dans une tradition qui nous précède et qui, si nous la préservons, qui nous survivra. C’est bien le cumul de ces deux dimensions, matérielle et immatérielle, qui donne au patrimoine sa profondeur et sa valeur particulières. Ce n’est pas ici, au siège d’une société de tir qui dépasse la CGN d’une décennie en ancienneté, que l’on me contredira sur ce point.
Le premier août, Mesdames et Messieurs, nous donne donc l’occasion de contempler ce que nous avons reçu. Ce patrimoine, évidemment, comprend les églises et les châteaux, les fermes et les auberges qui parsèment le canton. Il comprend les bateaux Belle Epoque et beaucoup d’autres merveilles.
Mais notre héritage collectif comprend aussi une démocratie enviée et des institutions solides, une économie prospère et des infrastructures de haut vol, un amour du travail bien fait, une cohésion sociale réelle, une solidarité vécue au quotidien. Tout cela, c’est le fruit d’une construction sur des décennies et sur des siècles. Nous sommes les générations futures de celles qui nous ont précédé, et rien de ce qui nous paraît, aujourd’hui, naturel et évident, n’existerait si n’avait pas existé l’esprit de pionnier, le courage d’investir pour le long terme, la volonté ferme aussi de faire profiter tout le monde du succès et de la prospérité suisses, volonté qu’affirme fermement notre Constitution dans son préambule. J’avais d’ailleurs promis que j’y reviendrais : la Constitution de 1848 se situe exactement à équidistance des deux dates marquant la première course d’un bateau à vapeur sur le Léman et la création par fusion de la CGN. Une simple coïncidence ? Je préfère y voir un signe : celui que le développement industriel, la prospérité économique justement partagée et l’épanouissement démocratique ont partie liée.
A l’occasion du premier août, il faut célébrer ce patrimoine et cet héritage pour ce qu’ils nous inspirent de légitime fierté – et d’idées pour l’avenir. Notre fête nationale doit néanmoins aussi nous inciter à nous demander quel patrimoine nous comptons laisser en partage à nos enfants et aux générations qui viendront après nous, à nous interroger sur quelles pierres nous pouvons encore apporter à l’édifice. Le premier août nous invite à prendre notre élan. Vers une Suisse qui conserve sa capacité d’innovation et qui reconnaît mieux qu’aujourd’hui la valeur du travail de chacune et chacun, sans lequel elle ne tournerait pas, durant la vie active et à la retraite. Vers une Suisse qui investit à nouveau dans ses infrastructures de transport ou de production d’énergie, comme elle a su le faire par le passé. Vers une Suisse qui mise sur la solidarité, sur cette cohésion qu’incarnent par exemple nos services publics – comme la CGN – ou nos assurances sociales – comme l’AVS, autre jubilaire qui fête cette année ses 75 ans. Vers une Suisse qui renforce sa démocratie à laquelle trop de gens, aujourd’hui, ne peuvent ou ne veulent plus participer.
Mesdames et Messieurs, en conclusion : le patrimoine nous donne une patrie. Il peut nous engager à regarder en arrière avec fierté et reconnaissance. Il doit nous inciter à nous projeter dans l’avenir avec ambition et responsabilité. En jetant fermement notre ancre dans les eaux parfois troubles du présent, demandons-nous comment entraîner encore, pour les années, les décennies et même les siècles à venir, la roue – à aubes – du progrès, pour voguer vers une Suisse meilleure encore. Tenons ce cap ensemble !
Je n’aimerais pas oublier, de remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont contribué à l’organisation de cette fête, et naturellement la Municipalité de Duillier pour son invitation. Vous trouverez aussi des exemplaires de la revue « A toute vapeur » qui regorge d’informations sur le 150e anniversaire de la CGN, je vous invite à les consulter et à rejoindre l’association des amis des bateaux à vapeur du Léman, qui est un soutien indéfectible de la mission patrimoniale de la CGN.
Pour terminer, Mesdames et Messieurs : une excellent premier août à vous. vive le canton de Vaud, Vive la Suisse, vive son patrimoine et vive sa démocratie !
Merci de votre attention.
Benoît Gaillard
Président de la CGN