Construire le rail, c’est construire la Suisse

Texte d’opinion paru dans Le Temps du 19 septembre 2023

Il y a quelques jours dans ces colonnes, deux candidats PLR proposaient d’attribuer le résultat d’exploitation de CFF Immobilier, qui gère le parc de logements et locaux commerciaux, aux divisions Voyageurs et Infrastructure. La belle idée ! Quel courage ! Sauf qu’elle est…  déjà réalisée. Il suffit de lire les comptes annuels pour constater que le résultat de CFF Immobilier est précisément affecté au financement, pour moitié, des dépenses d’infrastructure que fait l’entreprise pour entretenir et améliorer le réseau, et, pour l’autre moitié, de l’amortissement d’un prêt consenti pour assainir la caisse de pension. Ce que les CFF gagnent dans l’immobilier (sur la base de stratégies de rendement offensives, qui ne sont cependant pas l’objet ici) est donc bel et bien réaffecté pour alléger les charges d’autres divisions. Il n’y a donc pas de manne cachée à distribuer pour investir ou abaisser les tarifs.

Plutôt que des idées en l’air ou de de vaporeuses astuces comptables, le système ferroviaire suisse a besoin d’idées qui portent. Or, il faut constater qu’elles font défaut.

D’abord, on voit remonter une pression massive aux économies. Sous la houlette de Mme Keller-Sutter, le Conseil fédéral à majorité PLR-UDC prévoit de réduire de 8% les soutiens financiers aux transports publics régionaux entre 2023 et 2024. Comme l’a dénoncé le directeur de l’Union des transports publics (UTP), ce plan drastique menace des développements d’offres – en particulier dans des régions périphériques, là où trains et bus doivent conquérir de nouveaux publics ! Il fait peser des risques sur des liaisons récemment mises en service à grand frais d’infrastructures. Il pourrait mettre en péril la transition vers des motorisations plus durables pour certains véhicules. Pour l’encouragement à la mobilité non polluante, on repassera.

Plus largement, le rail menace de perdre son rôle de repère dans le développement de la Suisse. Pour le pendulaire moyen comme pour l’excursionniste du dimanche, c’est à n’y plus rien comprendre. Les projets-phares comme la gare de Lausanne sont massivement retardés. Les péjorations de prestations, elles, arrivent toujours à l’heure, si l’on peut dire, avec par exemple l’allongement de durées de trajet sur la quasi-totalité des parcours en Suisse romande, ou la dramatique perte de trains directs en direction de Genève depuis Yverdon-les-Bains. Pendant ce temps, le Conseil fédéral formule des annonces bienvenues, comme le tunnel entre Morges et Perroy – mais freine les motions de Roger Nordmann et Olivier Français demandant de planifier l’ensemble de la ligne entre Lausanne et Genève. Et dans le même temps, la Confédération organise une hausse de tarifs pour 2024… Les améliorations, ce n’est pas pour maintenant, mais la facture se paie d’avance : le cocktail devient parfaitement indigeste, la technocratie l’emporte sur la politique. 

Dans sa « perspective 2050 », le Conseil fédéral met l’accent sur le rail dans les agglomérations, en y situant le plus grand potentiel de réduction de CO2 – sans que cette affirmation soit démontrée. Cette approche trop technique oublie la nécessité, pour les transports publics, d’incarner aussi un projet pour le pays. Le rail en Suisse n’est pas un mode de transport comme un autre. C’est un ciment de la cohésion nationale et un motif de fierté légitime : notre pays a construit le plus long tunnel ferroviaire du monde, pour compléter son réseau ferroviaire le plus dense d’Europe. La possibilité de relier fréquemment, confortablement et rapidement les grandes villes du pays est un facteur imbattable de qualité de vie et d’attractivité économique. Et la bonne connexion aux réseaux internationaux est la carte de visite du rail par excellence : l’immense majorité des Romands à qui il ne viendrait même pas à l’idée de rallier Paris en avion en sont la preuve. 

Dire au pays comment, à l’avenir, il voyagera en train plus confortablement, plus fréquemment, plus rapidement, comment le rail sera son atout au XIXe siècle comme il l’a été au précédent : formuler ce projet, ce serait retrouver le courage des pionniers qui ont construit notre réseau. Ce courage a un prix. Mais sur le long terme, sa rentabilité est assurée. Bien davantage que celle des calculs d’apothicaire et des économies de bout de chandelle.